C’est lors d’un banal contrôle RATP en Gare de Lyon que Samira a écopé d’une amende dans un premier temps, et d’une remarque raciste prononcée par un policier venu flanquer les contrôleurs. Premier récit de l’altercation qui n’est pas sans suite.
Jeudi c’est vraiment la journée, celle où tu as théoriquement deux cours de 2 heures chacun mais l’un est à 8h30 l’autre est à 18h40. En soi, rien d’insurmontable. Mais lorsque ton trajet, total, quotidien, pour arriver à la fac est de 3h10, ça devient un tout petit peu problématique. C’est alors le commencement des stratégies d’optimisation du temps : jeudi devient journée révisions, journée resto, journée Bibliothèque universitaire, journée ciné, journée lecture… en clair, journée fourre-tout.
Ce jeudi 6 octobre, c’était mission « rendre le dossier de la bourse voyage étude » d’un ami, Jean-Paul. Il avait bénéficié d’une bourse, octroyée par son école de langues, lui permettant de financer une partie de son séjour linguistique. L’administration étant vicieuse, l’argent était versé en deux fois : une moitié avant le départ et le reste après présentation des pièces justificatives (billets, tampon passeport…). Bon gré mal gré, nous avons interrompu notre studieuse journée BU. Or 15h00 est une heure où il n’est pas si facile de se frayer un chemin en Gare de Nanterre Université, lieu de passage d’étudiants qui débutent les cours, d’autres qui finissent, et enfin des habitants des cités alentours.
Les travaux menés depuis 2015 pour innover la gare, en faire un lieu de vie, de rencontre avec ceux qui réussissent et ceux qui ne sont rien, n’ont pas prévu de sortie de secours en sous-sol (même ceux qui réussissent ne pensent finalement pas à tout). Par mesure de sécurité, le portillon de confort (celui par lequel passent poussettes, fauteuils roulants…) reste alors ouvert permettant aussi de désengorger la gare lorsqu’il y a foule.
Portique ouvert, foule sur les quais : une journée ordinaire à Nanterre
Arrivés en haut de l’escalier qui descend jusqu’au sous-sol, permettant ainsi l’accès aux quais, nous sommes engloutis dans une masse mouvante. Nous suivons le mouvement à petits pas, traversons le portique de confort à moitié écrasés contre un sac à dos ou une épaule charnue, repoussant par-ci par-là un inconscient qui sûrement très en retard, essaie de fendre la foule en sens inverse. Et puis enfin, c’est la libération, le passage critique est dépassé, des petits groupes se forment et remontent les escaliers en directions des quais. Ça me rappelle un épisode de Il était une fois la vie sur les globules rouges qui en guise de sac-à-dos transportaient des bulles d’oxygène.
Un train vétuste, pour ne pas nommer le RER A, s’arrête quelques instants plus tard et engloutit une centaine d’humains pressés d’arriver à destination (au détriment de la qualité du voyage). Le trajet jusqu’à Gare de Lyon se fait debout et c’est avec soulagement que nous nous empressons de sortir du wagon une fois arrivés.
J’ai toujours adoré les uniformes, enfin ceux dans les mangas japonais. Dans notre réalité, cette démonstration ostentatoire d’autorité et de soumission me dérangeait sans que je puisse vraiment savoir à quel point. Ce n’est donc pas de gaieté de cœur que je vois, à mesure que l’escalator monte, le groupe de contrôleurs qui attend, rictus aux lèvres, devant les portiques. Ironiquement je pense « Des pauvres qui contrôlent des pauvres pour maintenir l’ordre social, c’est bien trouvé ».
Le premier contact se fait sans anicroches, je tends à la jeune femme ma carte Navigo, « biip », « merci ». Elle se tourne ensuite vers Jean-Paul qui attend « Ah Monsieur vous n’avez pas validé votre carte depuis hier, vous venez d’où ? ». Il lui explique rapidement qu’on vient de Nanterre. Elle me redemande ma carte, je lui tends « Ah vous aussi vous n’avez pas validé depuis ce matin ».
« C’est 85 euros »
C’est le moment clé, celui qui va entraîner tout un enchaînement de situations sans que nous puissions en contrôler quoi que ce soit. L’agent RATP avance vers nous, nous reculons, elle range ma carte Navigo dans sa poche : « Vous n’avez pas validé vos titres de transport à Nanterre je sais ». Mal-à‑l’aise je regarde mon ami, je crois lire quelque chose dans son regard et instinctivement je rétorque « Si, on les a validé ». Elle éclate « Vous me prenez pour une co**e, je sais que le portique ne fonctionne pas à Nanterre ». Jean-Paul réplique « Si vous le savez alors pourquoi vous demandez ? ». Elle ne prend pas la peine de répondre « C’est 85 euros ». « Quoiiii 85 euros alors que le portique est HS et que je paie mon abonnement Imagine’R chaque mois, c’est une blague ? ». Je ne sais pas si je l’ai crié ou simplement pensé, ce que je sais c’est que je lui ai clairement expliqué que je ne pouvais pas payer une telle somme pour un portique légalement ouvert.
Je ne veux pas cautionner ces théories rocambolesques sur les femmes qui ne peuvent pas s’entendre lorsque l’une d’elles est en position de force, mais le fait est qu’elle n’a pas voulu me parler, ne s’adressait qu’à Jean-Paul, faisant comme si je n’existais pas. Mon insistance (pour récupérer mon pass Navigo rangé dans sa poche et quelques informations en prime) l’énerve quelque peu et elle appelle son collègue, un petit homme tout en rondeurs pour qu’il « s’occupe » de moi.
Pour contredire la douceur de ses traits joufflus, l’homme prend un air patibulaire « Madame je vais m’occuper de vous, votre carte d’identité s’il vous plait ». Je lui tends ma carte d’identité et lui dis « Je ne comprends pas le pourquoi de cette amende, votre collègue nous a dit qu’elle savait que le portique à Nanterre ne fonctionne pas, alors ? ». Je reçois une très charmante réponse « Ecoutez, taisez-vous et laissez-moi faire mon travail ».
Je décide de me taire, mais mon cerveau est en ébullition, « Très bien Monsieur, très bien vous voulez que je me taise, je vais me taire ! Remplissez bien votre minable petit carnet, vous n’aurez pas mon argent avec vos méthodes bien rodées d’extorsion de fonds en bande organisée ».
Visage fermé, il remplit minutieusement le procès-verbal. « Vous êtes née où ? », pas de réponse de ma part. « Je viens de vous demander où vous êtes née ». « Il faut savoir, soit je me tais soit je vous parle, pour répondre à votre question mon lieu de naissance est indiqué sur ma carte d’identité que vous avez à la main ». « Je ne le répéterai pas, vous êtes née où ? ». « Si vous ne savez pas où c’est, écrivez 99 [lorsque l’on est né à l’étranger il faut écrire 99 quand on demande le département], j’ai l’habitude de remplir mes papiers ». Mon entêtement n’avait plus de limite, c’était la seule manière, certes puérile, que j’avais trouvée de me défendre.
Les bruits de la gare, le nombre de contrôleurs, les policiers en uniformes, goguenards, à quelques pas, tout m’oppresse. J’ai envie de fuir, je cherche mon ami du regard pour puiser un peu de soutien dans sa présence, mais il est encerclé dans un coin par deux agents RATP.
Une fois, deux fois… v’là les flics
La voix du petit homme rond, désagréable, me parvient à travers un voile « Une fois, vous êtes née où ? Deux fois, vous êtes née où ? Je vais appeler la police et c’est tant pis pour vous ». Des gestes de la main accompagnent ses paroles, j’ai l’impression d’être une enfant qu’on gronde « Si au bout de trois tu me dis pas la vérité tu seras punie ! ». Quelque chose au plus profond de moi se révolte, de quel droit cet individu se permet-il de me parler de la sorte ? Sa supérieure hiérarchique le rejoint « Appelle la police et coche la case RC [rapport complémentaire, il n’est alors plus possible de faire une réclamation au service client]».
Les policiers apparemment n’attendaient que ça. Je n’avais jamais eu à faire à eux, ils sont « Gardiens de la Paix » et je ne suis en guerre contre personne. C’est assez impressionnant de se retrouver face à des grands gaillards vêtus de gilets pare-balles, ça attise l’imaginaire et crée un sentiment de danger. « Alors apparemment tu sais pas où tu es née » me lance l’un d’eux. « Apparemment il y en a ils ne s’y connaissent pas en géographie » je rétorque. Ils rient, m’encerclent, la seule femme parmi eux entreprend une fouille, d’abord mon sac. Elle inspecte les moindres recoins. « Voyons si vous n’avez pas de substances illicites ». Je n’arrive pas à supporter cette intrusion dans mon intimité, mon sac-à-dos c’est comme ma maison, pas touche. Elle commence ensuite une fouille au corps, me demande de retirer mon manteau, mon gilet « Vous ne voulez pas que je me déshabille non plus ? ». « Non ne vous inquiétez pas on peut s’en passer ». D’une voix faussement malicieuse je lui réponds « Oui je comprends » mon regard qui la déshabillait de haut en bas exprimait le reste « La comparaison serait à votre désavantage ma petite dame ».
Sans m’en rendre compte, je me retrouve coincée entre une barrière en plexiglas et un groupe homogène de policiers et de contrôleurs. Je ne suis pas particulièrement claustrophobe mais leur proximité me donnait des sueurs froides. Ils se prennent au jeu, se mettent au défi, à celui qui trouvera en premier mon lieu de naissance. Soudain l’un deux s’écrie « C’est en Algérie », je lui réponds « Bravo vous aurez au moins appris une chose aujourd’hui ». Je ne m’attendais pas à la réplique du policier : « Si t’es pas contente retourne chez toi ». C’était si cliché ! Je pensais vraiment jusqu’à cet instant que c’était une expression-mythe, de celles qu’on se raconte sans vraiment y croire. Le choc est rude, je n’avais pratiquement jamais fait face à une discrimination directe, moi qui avait toujours quelque chose à répondre, je ne sais plus que dire. J’arrive à bredouiller « C’est une blague ? Vous avez ma carte d’identité française entre les mains, je veux bien voir les vôtres moi ».
Mille pensées se bousculaient dans ma tête, j’étais en colère. En colère pour l’amende injuste qu’on me dressait. En colère pour les propos racistes d’un homme qui oubliera cette altercation dans la demi-heure qui suit. En colère contre moi-même de ne pas savoir mieux me défendre. En colère contre ma peur, contre ma naïveté face à l’Ordre. En colère contre tout un système face auquel je me sens impuissante.
Le petit homme s’acharne sur son carnet, transpire comme s’il faisait un effort surhumain. Je le regarde, et je ne sais pas pourquoi une phrase d’un film de Myazaki me revient à l’esprit « Porte sur le monde un regard sans haine ». Bon, ce n’était pas facile de trouver des excuses à une espèce d’individu qui veut te dépouiller, te rabaisser, mais je me dis qu’il n’a pas le choix, c’est la société qui veut ça.
Mon ami aux yeux bridés qui semble avoir réglé son affaire, se rapproche de moi. Je puise un peu de courage dans sa présence. Il interpelle le contrôleur « Qu’est-ce que ça fait de savoir qu’on a un travail inutile à l’avancée de la société ? ». Mon contrôleur le regarde méchant et s’adresse à l’un des policiers « Dégage-le, je veux pas l’entendre ». « Non mais je veux juste savoir si c’est parce que c’est une femme ou c’est parce qu’elle est arabe que vous vous acharnez comme ça ». Le policier commence à le pousser de son torse vêtu du gilet pare-balles « Casse-toi, casse-toi ». Jean-Paul lève les mains et lui répond « Cool, je veux pas rentrer dans un jeu de force on sait comment ça va se finir ». Monsieur Gilet-pare-balles réussit à le pousser hors du petit périmètre qu’ils avaient créé autour de moi.
« Eh je rigole pas, je rigole pas moi, compris !! »
Cette démonstration de violence ridicule déclenche un fou rire nerveux en moi. Monsieur Gilet-pare-balles se retourne et me fixe du regard, j’ai l’impression qu’il se lève sur la pointe des pieds et carre les épaules « Eh je rigole pas, je rigole pas moi, compris !! » me crie-t-il en essayant de m’intimider. Ça marche à moitié « Bah moi, ça me fait rire un policier qui prend ses ordres d’un contrôleur qui essaie de me racketter ».
Un policier, plus jeune que les autres, blond aux yeux bleus s’approche de moi et tente de discuter, on se demande si la méthode du « bad cop good cop » n’est pas innée chez eux ! Je ne comprends pas trop ce qu’il veut me dire, je crois comprendre qu’il essaie de m’expliquer que leur job est utile. Je ne fais pas vraiment attention parce qu’au même moment mon contrôleur me tend mes procès-verbaux. « Comment fait-on pour contester ça ? » je demande sans trop d’espoirs. Comme il venait de s’arranger pour me retirer mes dernières illusions concernant les individus de son genre, je ne me suis pas étonnée de ne pas avoir de réponse. Je vois le blond qui a un peu pitié, je lui dis non sans arrière-pensée « J’espère que vous allez trouver un vrai sens à votre vie ». Il rougit et me répond « Ne t’inquiète pas pour moi ». Je m’inquiétais tout de même, c’est le seul de la troupe qui avait un semblant d’humanité encore et il allait sûrement le perdre pour des tas de raisons.
Avec Jean-Paul, on se sent un peu comme des personnages des films d’apocalypse après une bonne grosse catastrophe. Résultats des courses, deux amendes pour moi « Titre non valide » et « Refus d’obtempérer » le tout pour un total de 280 euros, et pour lui une seule pour « Titre non valide ». « Tu sais Sam, je crois que tu t’es fait avoir, ils ont dû me fouiller pour trouver mon permis de conduire et je n’ai pas eu de refus d’obtempérer » me dis Jean-Paul. Ok, d’accord, je ne m’en rends pas encore compte mais est-ce que c’est possible aujourd’hui d’être victime de racisme ? Ça aurait été quoi si j’avais été un tout petit peu plus foncée, voilée de la tête aux pieds, ou pire encore un jeune homme en casquette-jogging auquel on aurait voulu faire une démonstration de virilité dans un combat un contre un ? Pourquoi Jean-Paul s’en sort-il si bien ? C’est pourtant lui qu’on a fouillé, qui a été le plus récalcitrant !
Dépitée, à la main deux feuillets, je regarde autour de moi, une gare grise, peu accueillante, des policiers et des contrôleurs qui grouillent de partout en cette journée de lutte anti-fraude, dans un dernier geste charitable je me retiens de maudire la descendance de ces individus qui viennent de me faire passer un mauvais moment.
Samira Bourezama